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Et puis un jour tu pars sur la route pour mourir

Et puis un jour tu pars sur la route pour mourir

 

Denis Maillefer

Publié aujourd’hui à 10h30
Le cycliste italien, ici lors du Tour d’Oman en 2016, est décédé le 30 novembre 2022 à l’âge de 51 ans.  

Le cycliste italien, ici lors du Tour d’Oman en 2016, est décédé le 30 novembre 2022 à l’âge de 51 ans.  

Eric Feferberg / AFP

Et puis un jour tu pars pour mourir. Un jour de novembre, presque de décembre mais de novembre quand même, un jour comme tant d’autres jours, un jour où tu sors avec ton vélo, une sortie comme des milliers d’autres. Il fait froid alors tu mets un cuissard et puis des jambières et puis un sous-pull et puis une polaire et une veste et des couvre-chaussures, c’est moche mais bon c’est utile. Tu as tes lunettes d’hiver peu teintées et des gants, et dans le bidon un truc chaud qui va finir froid quand même. Tu as des lampes comme toujours, même dans le soleil de midi.

C’est le jour où tu vas mourir, tu ne le sais pas bien sûr mais il y a un camion qui t’attend au contour comme on dit, même dans une ligne droite au contour. Un type qui ne te verra pas, ou pensera qu’il a le temps de passer, ou plus sûrement regardera son portable, tout le monde regarde son portable en conduisant, quand tu fais du vélo tu le vois bien. Un type qui te tuera, s’arrêtera, descendra du camion, te regardera mort puis prendra la fuite, te laissant disloqué à trente mètres de ton vélo disloqué. Sur une route que tu connais par cœur, tout près de chez toi, en Italie où on aime les cyclistes et les bagnoles plus que n’importe où ailleurs.

Mercredi le cycliste italien Davide Rebellin s’est fait massacrer par un camion et son chauffeur chauffard (ou l’inverse). Rebellin avait 51 ans et il avait quitté le peloton professionnel il y a quelques semaines. Une longévité exceptionnelle, ont écrit les communiqués sans ironie. Il avait été le premier coureur à gagner toutes les classiques ardennaises la même année (2004), dont le «monument» Liège-Bastogne-Liège. Il s’était un peu dopé, comme beaucoup à cette époque, il courait pour finir avec des gars qui auraient pu être ses fils. Il avait une tête ancienne, à l’ancienne, il avait toujours eu l’air vieux (le vélo fait cela, souvent), il ne sera jamais vraiment vieux. Comme Michele Scarponi avant lui, un autre cycliste italien il y a quelques années, il a parcouru la planète sur son vélo, et comme lui, il est mort à quelques kilomètres de chez lui lors d’une sortie qu’il avait dû faire mille fois. Une petite sortie piano piano de novembre, où on fait gaffe à pas trop transpirer (ensuite tu gèles sinon), juste un peu tourner les jambes tranquillement. Une sortie pour se souvenir de l’été dernier et penser à l’été prochain, tous ces cols, la montagne, peut-être des jambes de feu l’été prochain.

Moi aussi je roule. Du dimanche comme on dit. Je ne pense jamais à la mort mais je fais gaffe, très gaffe, toujours. Je ne fais aucune confiance à aucun·e automobiliste. La plupart ne regardent pas. La plupart téléphonent. La plupart pensent à autre chose. La plupart voient la voiture comme une extension de leur maison et quand il faut ralentir pour une ou un cycliste, la plupart le voient comme une violation de domicile. Lorsqu’on me coupe la route (si souvent), on me dit (avec sincérité): «Oh, je ne vous avais pas vu.» Ah ben je suis en rose fluo, ça doit être pour ça. La plupart pensent que tu (leur) encombres la route, que tu gênes leurs arabesques pétaradantes (Porsche) ou sournoisement silencieuses (Tesla). Les automobilistes râlent contre les cyclistes qui font des erreurs (ça arrive), mais les automobilistes ne meurent jamais à cause des erreurs des cyclistes. Ou bien?

J’ai acheté récemment une veste qui fait mille étoiles dans les phares la nuit. La prochaine fois que je la porterai pour aller rouler, en décembre du coup, après avoir enfilé mon cuissard, mon sous-pull thermique, mes jambières et mes moches couvre-chaussures, je penserai à Rebellin, il est mort trop jeune, quand on meurt à vélo on meurt toujours trop jeune, et je regarderai le ciel en partant, je regarderai l’étoile de Davide.

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