Switzerland
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

L’invitée: Patrimoine: qu’y a-t-il à fêter trente ans après?

L’invitéePatrimoine: qu’y a-t-il à fêter trente ans après?

  

Leïla El-Wakil, historienne de l'architecture *

Publié aujourd’hui à 07h03

Comment qualifier l’événement de clôture à venir des JEP, alias Journées européennes du patrimoine genevoises 2023? Festif? Ou monumentalement provocateur? Cette célébration prend place à l’heure où s’évanouit tout de la Genève que ses habitants aimaient, dans le brouillard du «greenwashing», ce lavis vert glauque dans lequel s’est parfaitement égarée la grenouille qui reluquait le bœuf.

Qu’entend-on fêter au juste? Trente ans de JEP à Genève! Trente ans c’est l’âge qui caractérise le Iuvenis, cet être humain d’âge mûr que décrivaient les Romains, cet être adulte, ni plus adolescent ni encore vieillard. La belle maturité? La force de l’âge? Est-il par analogie possible de prétendre que les JEP genevoises auraient atteint l’âge adulte de leur existence?

N’est-ce pas plutôt dans les faits un moment critique où le patrimoine matériel s’effondre sous nos yeux? Tout comme dans les discours où la notion même de patrimoine est submergée, noyée dans la nébuleuse de la Baukultur, une invention fédérale de nature à légitimer en priorité l’intégralité de la production construite contemporaine! À force de s’étendre et de s’ouvrir à toutes sortes de préoccupations dans l’air du temps, les exemples choisis et les angles abordés paraissent devoir diluer la question patrimoniale dans les perspectives de genre… ou de durabilité.

«Le patrimoine stricto sensu, qui, trente ans plus tard, aurait dû s’élargir et se consolider, a au contraire été insidieusement attaqué par les bourrasques de la densification.»

Le patrimoine stricto sensu, qui, trente ans plus tard, aurait dû s’élargir et se consolider, a au contraire été insidieusement attaqué par les bourrasques de la densification qui renversent à très grande vitesse notre architecture ancienne et laminent notre grand paysage. Au nom de la thématique du réemploi (qui était totalement d’actualité, soit dit en passant, dans les années 70), on s’en va exhiber aujourd’hui les refusés d’hier comme feue cette exemplaire école fazyste du Grütli, construite par Georges Matthey (1871-1873), vidée et empaillée une centaine d’années plus tard par la chirurgie viscérale d’Urs Tschumi pour en faire une Maison des Arts. Fera-t-on un commentaire critique de l’opération des années 80 ou une laudatio amnésique de cet historique délicat?

Battelle (ou plutôt les lambeaux survivants), qui hébergea le défunt Institut d’Architecture de l’Université de Genève, fut acquis par l’État en 2001, lequel n’a pas su y protéger ce qui restait de ses exceptionnelles qualités paysagères et l’a finalement loti, Battelle donc sera ausculté à l’aune de la bibliothèque érotique qui s’y trouve aujourd’hui! C’est dire si la discipline patrimoniale s’est égarée et dissoute dans une confusion des genres et un renversement  des hiérarchies qui tendent à faire accroire que l’oculus du grand dôme de l’ancienne usine Sicli éclipse celui du Panthéon de Rome!

Dans ces circonstances, qu’imaginer de mieux que Fêtons le patrimoine, une méga teuf pour achever de noyer le poisson qui agonise dans les eaux troubles des compromissions et des petits arrangements entre copains. Dans cette ambiance générale délétère et alors que le public pleure la Genève qui disparaît, la Ville et l’État renouent avec la pratique stigmatisée par Juvénal des Panem et circenses et organisent conjointement ce qu’ils savent faire de mieux: des jeux du cirque pour divertir la populace.

* Secrétaire de SOS Patrimoine CEG

«Fêtons le patrimoine», samedi 10 septembre de 18 h à 22 h au Pavillon Sicli, 45, route des Acacias.

Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.