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Chronique: Les mass media sont morts, vive les médias!

ChroniqueLes mass media sont morts, vive les médias!

 

Pierre Ruetschi - Journaliste, directeur exécutif du Club suisse de la presse

Publié aujourd’hui à 07h00

Par essence, le journalisme constitue une tâche noble. Avec son rôle de contre-pouvoir, il est essentiel au bon fonctionnement de la démocratie. Il interpelle les puissants, ébranle les certitudes, dénonce l’injustice… Le journalisme est une activité d’intérêt public. Mais stop! Je vois les haussements de sourcils, les rictus interrogatifs, voire les rires moqueurs.

Dans le glissement qui s’opère depuis quinze ans d’une société de l’information vers une société de désinformation massive, la perception des journalistes et de leur rôle s’est considérablement dégradée. La presse, chargée de poser les (bonnes) questions, se voit elle-même profondément remise en question. Assimilés au «Système», les médias traditionnels inspirent de plus en plus méfiance et déficience. La baisse de leur crédibilité suit la courbe de désaffection du public. À la fin du siècle dernier, on s’écharpait sur des opinions. Les débats, notamment idéologiques, étaient sanglants, mais les combattants des idées s’accordaient en général sur un socle factuel intangible. Si la notion de vérité est par nature à géométrie variable, les faits étaient bien moins contestés. La formidable montée en puissance des réseaux sociaux où toutes les voix se valent, le concept de «vérité alternative» adopté par Trump et autres desperados de la gouvernance ont détruit la base commune d’informations qui confère à nos sociétés un minimum de cohésion.

Les mass media sont morts! Alors, vive… vive quoi? Le multimédia, la blogomania, TikTok ou Elon Musk? En théorie, on pourrait se réjouir de cette extrême multiplication des «sources» assurant une diversification infinie de l’information. Évidemment, non. Il en est résulté une infâme bouillie désinformationnelle dont les miasmes si bruyants rendent l’information vérifiée inaudible.

Les médias ont leur part de responsabilité dans cette dérive. À quelques exceptions près, les éditeurs du XXe siècle trop sûrs d’eux et tout replets dans leur quatrième pouvoir ont raté le virage du numérique. Toujours à la recherche d’un «business model», ils payent encore chèrement leurs errances. Contraints de couper dans le muscle, le naufrage, pour bon nombre d’entre eux, est devenu inévitable. Aussi bien les médias privés que de service public agitent, en Suisse et ailleurs, le drapeau rouge de l’intérêt public de l’information. Mais État et citoyens les regardent sans s’émouvoir.

Les journalistes n’ont évidemment rien d’une oie blanche dans l’affaire. Les uns ont mis la tête dans le sable en attendant que passe la «mode de l’internet», comme ils l’appelaient. Mauvais calcul… D’autres excités par la vitesse du web, poussés par leurs éditeurs, ont attaqué en frontal cette (fausse) nouvelle concurrence. Sur le terrain et avec les armes des trublions du digital: l’info chic, choc et parfois approximative en mode gratuit. Vaine tentative de survivre dans cette nouvelle économie de l’attention qui conditionne le marché de l’information. Dans le genre, les blogueurs sont meilleurs. Enfin, je n’aborderai pas la responsabilité des politiques, maintes fois abordée dans cette colonne, qui ont laissé Google et consorts s’emparer du marché de la publicité sans broncher. Là encore, le réveil a sonné, mais bien tard.

«Il s’agit de revenir aux fondamentaux du journalisme. Rechercher l’information, la vérifier, s’assurer qu’elle a un intérêt public et la diffuser sans jamais céder aux pressions.»

Au final, le paradoxe est troublant: alors que la désinformation n’en finit plus de prospérer, au grand bonheur de certains gouvernements et d’une armée de conspirateurs de tout poil, et que la nécessité d’une information vérifiée est plus forte que jamais, les médias se trouvent dans un état de faiblesse historique. Change ou crève, diront sans pitié leurs détracteurs souvent inutilement féroces et bêtement excessifs. Retenons juste l’essentiel: la nécessité de changer, de s’adapter, d’ouvrir les yeux sur ces citoyens, de plus en plus nombreux, frappés de «fatigue de l’information» ou tentés par le complotisme.

Comment médias et journalistes peuvent-ils reconquérir leurs publics? La question est simple, la réponse également: jouer le rôle de chien de garde dévolu à la presse et expliquer les ressorts de notre société sans biaiser. Rien de vraiment neuf, me direz-vous. En effet, il s’agit de revenir aux fondamentaux du journalisme. Rechercher l’information, la vérifier, s’assurer qu’elle a un intérêt public et la diffuser sans jamais céder aux pressions. Que l’on y ajoute du «journalisme de solutions» ou «d’impact» comme le veut le trend, très bien, mais ces genres plus récents ne doivent pas distraire de l’objectif premier. La force d’un média tient d’abord à sa capacité à trouver et détenir une information. Si elle est véritablement d’intérêt public, elle trouvera ses lecteurs.

À une dernière condition. La légende répétée par des générations de reporters veut qu’Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal «Le Monde» en 1944, ait dit à ses journalistes: «Messieurs, faites chiant», laissant entendre que les faits parlent d’eux-mêmes, inutile d’en rajouter. Eh bien non, Mesdames et Messieurs, ne faites jamais chiant, faites intéressant, passionnant, palpitant, mais sans pompe. Nous vivons à une époque où le «chiant» disparaît en un clic, mais où l’information, solide comme du roc, courageuse, poignante et bien mise en scène, a un avenir certain. Il y a déjà d’excellents exemples.

Merci de m’avoir lu. Ceci est ma dernière chronique pour la «Tribune de Genève».

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